mardi 1 novembre 2011

Syrie et Mésopotamie antiques: ce que nous leur devons.

« Merci à vous tous d’être venu si nombreux ! Je n’ose pas dire trop nombreux, bien que ceux qui n’ont pas pu entrer soit aussi nombreux que ceux qui l’ont pu » Maurice Sartre, professeur émérite de l’université de Tours et membre de l’institut universitaire de France, n’exagère pas en ce dimanche 16 Octobre. La conférence Syrie et Mésopotamie antiques: ce que nous leur devons a tellement de succès qu’une retransmission sera prévu dans le hall pour les déçus de la file d’attente. Le débat s’inscrit dans l’actualité de l’éducation nationale : pourquoi avoir remis au programme des secondaires, après des années d’absence, le choix pour les enseignants de faire découvrir à leurs élèves l’Orient ancien, celle des Égyptiens, Assyriens, Babyloniens et Phéniciens du IIIème Millénaire avant Jésus Christ ? Et pourquoi les peuples antiques de Syrie et d’Irak font moins rêver que ne le fait Égypte ? Ce sont les questions auxquelles vont tenter de répondre Brigitte Lion, professeure à l’université de Tours, et Francis Joannès, professeur à l’université de Paris I Panthéon Sorbonne dans cette conférence où Maurice Sartre se place un peu comme maître de cérémonie, distribuant les questions à tour de rôle aux deux intervenants et les commentant avec humour.

Mais tout d’abord, devons-nous un héritage, la Mésopotamie nous a-t-elle transmis un ou plusieurs savoirs ? Qu’en est-il par exemple de l’écriture, dont on dit qu’elle y est née il y a plus de 5 000 ans ? Pour Brigitte Lion, c’est simple elle vient de Mésopotamie, bien que le rôle de Égypte et du Levant ne soit pas à taire. Mais pour nos écritures d’Europe et du Proche-Orient, comme l’alphabet arabe, c’est bien ce premier foyer d’invention qui en est la cause, par la découverte à Ougarit d’un alphabet cunéiforme dont à découler la plupart des autres graphies. L’écriture a alors un rôle de mémoire, de conservation, au but économique surtout comme l’atteste le nombre de sources (tablettes d’argile) retrouvées sur le sujet. L’empire mésopotamien se définit par sa comptabilité enregistrée selon Francis Joannès.

L’écriture a également permis de démontrer l’importance du roi dans l’harmonie de la vie sociale, comme l’atteste le code d'Hammourabi (1750-1760 avant J-C), que F.Joannès présente comme un recueil de jurisprudence, dont l’esprit fondamental est de montrer que le pouvoir du roi est précisément de corriger les défauts qui peuvent intervenir dans la vie sociale, et cela à tous les niveaux puisque les articles vont de l’affaire familiale à la fixation du salaire d’un ouvrier. Le code d'Hammourabi réglemente aussi les affaires de coups et blessures par des décrets s’assimilant aux fameuses « lois du Talion », devenant ainsi le marqueur d’un régime social régulé, policé, où la vendetta n’est plus permise. C’est aussi un idéal de justice, puisque la stèle a été frappée « pour que le fort n’opprime pas le faible ».

Le roi a également un rôle économique, comme va l’expliquer B.Lion. Entre 1800 et 1600 avant J-C, la Mésopotamie est marquée par une crise économique endémique qui aboutit à une nouvelle peine, celle de la mise en esclavage pour dettes, qui bouleverse, désunit la société en introduisant des écarts de fortune et de situation et, parce qu’il enlève des contribuables au roi, oblige celui-ci à mettre en place un nouveau système : des édits royaux sont émis pour annuler les dettes en cas de situations critiques qui demandent l’effort de tous les contribuables, les peines et l’esclavage de l’endetté sont aussi annulées. Cependant, ce n’est pas permanent, cela s’applique seulement lors de l’émission de l’édit, de manière rétroactive sur les dettes, qui peuvent donc être ré-appliquées le lendemain si il n’y a pas de nouvel édit (contrairement aux abolitions définitives de Solon – Grèce, vers 600 avant J-C).

Les conférenciers tiennent également à souligner qu’il existait en Mésopotamie une liberté au sein de la population, des organisations politiques hors du pouvoir royal, comme les assemblées, bien loin du cliché de l’Orient sous l’esclavage d’un roi tout puissant. Roi qui d’ailleurs n’est pas divinisé, mais légitimé par son ascendance royale et le soutien que lui apportent des dieux, en contrepartie d’une certaine conduite morale et d’un rôle de justice. Voilà pour l’aspect socio-politique.

Quant au domaine scientifique, la logique binaire et géométrique des mésopotamiens, dans le cas de la divination et de l’agronomie par exemple, a abouti à une utilisation algébrique et à une véritable connaissance mathématique s’appliquant sur des problèmes concrets. F.Joannès va même jusqu’à leur attribuer les prémices de l’algorithme ! Du moins on ne peut désormais plus nier une véritable science héritée des Mésopotamiens. Des transmissions de ce savoir ne peuvent être que suggérées, tout comme les affiliations entre mythes, de celui de Gilgamesh aux récits d’Homère, ou le déluge, épisode commun avec la Bible.

M.Sartre rappel cependant qu’il faut relativiser l’apport de la Mésopotamie sur notre civilisation, beaucoup des composantes de ces civilisations sont radicalement différentes des nôtres, et nous ne comprenons pas encore entièrement cette société, cette vision du monde.

Mais qu’en est-il du but initial de cette conférence, c’est-à-dire expliquer le retour de ces civilisations au programme scolaire ? L’invité d’honneur, l'iranologue Pierre Briand se dit frustré par l’oubli de l’Iran au rendez-vous de l’histoire, et de l’Empire Achéménide en générale au programme de secondaire. Il juge également l’intitulé du débat trop « européo centré » et politiquement correct, dans un but de « soulager » sa conscience face aux anciennes idées coloniales, lorsque les choses étaient inversées et que c’était aux populations afro-asiatiques de nous être « redevables ».

L’intérêt de cette conférence, autre que didactique, et d’avoir rappelé une règle fondamentale pour la connaissance de chaque civilisation : celle de se méfier de la récupération d’héritages culturels, de l’instrumentalisation des objets historiques à des fins politiques et idéologiques comme cela se fait beaucoup trop, notamment citons le Cylindre de Cyrus, utilisé par le régime des Mollahs pour restituer un passé glorieux.


Katy Perisse.


Entretien avec Brigitte Lion.


- Est-ce votre première participation aux rendez-vous de l'Histoire ?

Non, je suis venue dès la première édition, en 1998, avec Cécile Michel, car nous pensions qu’une telle initiative était appelée à se développer. Nous avons présenté une conférence sur les écritures cunéiformes et l’exposition que nous avons organisée par la suite, qui a été exposée aux 14ème RVH, est, finalement, un développement ultérieur de ces travaux en direction de nos collègues non spécialistes du Proche-Orient et du grand public. C’est là aussi que nous avons eu l’idée d’écrire le nom des gens en cunéiforme, ou de le leur faire écrire, sur des tablettes d’argile. Depuis, nous le faisons systématiquement à toutes les manifestations visant un large public, voire en cours, pas (seulement) pour amuser les auditeurs, mais pour leur montrer très concrètement comment fonctionne le syllabaire utilisé pour noter l’akkadien et les sensibiliser aux gestes des scribes antiques. Enfin, le projet de Francis Joannès pour un Dictionnaire de la Civilisation Mésopotamienne était déjà lancé, mais l’ouvrage n’avait pas encore trouvé d’éditeur ; nous avons donc profité de la présence de multiples éditeurs pour prendre contact avec une dizaine d’entre eux, et nous en avons trouvé un ; le livre est sorti en 2001.

Cécile Michel et moi sommes revenues l’année suivante, le thème des deuxièmes RVH était « les nourritures terrestres ». Nous avons présenté, toujours à deux voix, une conférence sur le banquet du roi assyrien Assurnasirpal II, au IXe s. av. J.-C. Là aussi, il y a eu une suite, notamment le numéro 280 de la revue Dossiers d'Archéologie, Banquets et fêtes au Proche-Orient ancien (février 2003).

En 2004, la SOPHAU (Société des Professeurs d’Histoire Ancienne des Universités) a souhaité envoyer des représentants à Blois ; j’y suis allée à ce titre, avec d’autres collègues. Ces 7èmes Rendez-Vous étaient consacrés à l’histoire des femmes et j’ai fait une communication sur les femmes scribes en Mésopotamie.

Enfin je suis passée à Blois il y a deux ans, aux 12èmes RVH, sur « le corps », juste pour écouter parler les autres.

- Avez-vous assisté à des conférences ? Si oui, lesquelles ?

J’ai suivi le débat de mes collègues de Tours (Catherine Grandjean et François-Olivier Touati) et d’ailleurs (Marc Bompaire, Cécile Bresc) sur « l’Or de L’Orient », celui organisé par la revue Le Monde de la Bible sur « la découverte de l’Orient ancien » (Estelle Villeneuve, Bertrand Lafont), ainsi qu’un atelier destiné aux collègues de l’enseignement secondaire puisque l’Orient est au programme de 6ème. J’ai pu aussi écouter l’interview de Taslima Nasreen. Après un concert franco-chinois, un passage au cinéma et plusieurs expos, je suis rentrée épuisée et très frustrée de n’avoir pas pu entendre et voir tout le reste.

Un regret spécial: j’ai raté Jean-Marie Moine qui chantait des chansons sur l’Orient colonial au buffet de la gare pendant que j’animais un atelier. S’il pouvait en faire une deuxième édition à Tours aux Tanneurs

- Quel est selon vous le rôle des Rendez-vous de Blois dans la transmission de l'Histoire au grand public ?

Le « grand public » est très divers et a des attentes multiples. Le point commun des gens qui viennent à Blois, c’est évidemment leur intérêt, et souvent leur passion, pour l’histoire.

La présence des éditeurs à Blois offre un grand choix de livres, dans tous les domaines ayant rapport à l’histoire, des manuels aux romans historiques en passant par la BD, et donne à chacun l’occasion de faire son marché. Les gens viennent écouter les conférences des auteurs dont ils ont lu les livres, ou qui vont leur donner envie lire ces livres, il y a parfois foule aux stands des éditeurs pour les dédicaces !

Les différents débats permettent de faire des points historiques rapides sur une question que le public peut ainsi soit découvrir, soit approfondir, en allant à l’essentiel et en repartant avec quelques titres bibliographiques pour aller plus loin. Les questions posées par les auditeurs témoignent de leur curiosité et aussi, dans de nombreux cas, d’une très bonne connaissance du sujet abordé et de lectures approfondies.

Je ne sais pas si on peut classer les étudiants dans le « grand public » ? A vous de répondre. L’un des intérêts, pour eux, me semble la possibilité d’entendre parler d’autres personnes que leurs professeurs, ou de rencontrer des gens qui sont pour eux des noms sur une couverture de livre.

En 2004 j’ai rencontré à Blois les Clionautes : là, on sort du grand public puisqu’il s’agit d’une association d’enseignants d’histoire-géographie du secondaire, souvent jeunes (et donc ayant quitté depuis peu les bancs de l’université), qui souhaitent garder un contact étroit avec la recherche même si leur métier est très prenant. Ils partagent plein d’informations par internet, font des comptes rendus d’ouvrages scientifiques et mettent même en ligne des comptes rendus des débats et conférences qu’ils ont suivis aux RVH pour leurs collègues qui n’ont pas pu y venir.

La passion réunit toujours : dans les queues qui se forment pour suivre telle ou telle conférence, les gens qui ne se connaissent absolument pas se mettent à parler d’histoire, à commenter ce qu’ils ont entendu…

L’essentiel, c’est que le public perçoive que l’histoire n’est pas un discours figé que l’on reproduit, mais une discipline qui se construit et se transforme sans cesse. Quand on parle de « recherche » en histoire, cela reste souvent très abstrait pour le grand public. En revanche quand les gens se rendent compte, au cours d’un débat, que ce qu’ils entendent ne correspond plus à ce qu’ils ont appris en classe, qu’il y a des travaux en cours sur tel ou tel sujet, pas nécessairement parce qu’on a découvert de nouvelles archives, mais simplement parce qu’on porte un autre regard sur des sources déjà bien connues, ils comprennent beaucoup mieux ce que signifie « faire de la recherche ». Et j’espère qu’ils reviennent l’année suivante.

- Actuellement, le Proche-Orient, et plus particulièrement l'Irak, est le théâtre de conflits. Quels sont les conséquences de cette guerre sur les fouilles effectuées en Syrie et en Irak ?

En Irak, tout le monde espère que le pire appartient au passé. Les archéologues irakiens ont repris les fouilles, par exemple sur le site d’Ur, qui n’a pas souffert des pillages. Dans le nord, au Kurdistan, où la situation est à peu près stable, il y a depuis quelques années il y a des missions d’une dizaine de pays. En ce moment s’y tient un colloque auquel participent de nombreux collègues de tous les pays. Le drame, ce sont les pillages des sites archéologiques, surtout ceux du sud. On a vu arriver ces dernières années, dans différents pays, dans des collections privées, des milliers de tablettes dont le contexte archéologique est définitivement perdu et détruit. Gardons-nous d’accuser les Irakiens : la corruption se joue toujours à plusieurs et, sans acheteurs (non irakiens, en général), ces pillages n’existeraient pas ; d’ailleurs, la même situation pourrait exister n’importe où, l’appât du gain est sans frontières. Mais les Irakiens perdent là à la fois leur patrimoine archéologique et le potentiel touristique sur lequel ils pourraient compter, après ces années difficiles.

En Syrie, la situation était jusqu’à l’année dernière très favorable aux archéologues, quel que soit le jugement que l’on porte sur le régime en place : l’Iran étant assez peu ouvert aux chercheurs étrangers et l’Irak en guerre, la Syrie et la Turquie voyaient affluer des demandes de permis de fouilles de tous les pays. Les missions étaient très nombreuses, par exemple les archéologues français fouillaient tous les ans à Mari et à Ougarit, deux sites majeurs découverts dans les années 1930, à l’époque du mandat. Les relations avec les collègues syriens étaient très bonnes. Mais en ce moment, toutes les fouilles sont annulées, dans l’attente des évolutions politiques.

- Quant au pillage du musée de Bagdad en 2003, à quel point a-t-il lésé l'assyriologie ?

Il a d’abord lésé les Irakiens de leur patrimoine et de leur rapport à l’histoire de leur pays. À l’heure actuelle, je ne sais même pas si l’inventaire complet de ce qui a été volé a pu être fait : les bureaux du musée ont eux aussi été saccagé et les catalogues des objets ont été détruits, les conservateurs ont un énorme travail à fournir.

De nombreux objets volés sont tout de même répertoriés. Des listes d’objets disparus ont été communiquées à la police et aux services des douanes de tous les pays, qui parviennent parfois à les retrouver et à les rendre aux autorités irakiennes.

Mais les objets sont parfois très difficiles à retrouver. Des lots entiers de sceaux-cylindres ont disparu : il s’agit de petits cachets cylindriques, ornés de dessins, portant parfois aussi le nom du propriétaire, qui servaient aux gens à sceller les tablettes d’argile. Ils ont une grande valeur artistique… et marchande, surtout s’ils sont gravés sur des belles pierres (lapis lazuli, cornaline, cristal de roche). Ils ne mesurent que 2 ou 3 cm et sont donc très faciles à dissimuler. Certaines pièces disparues, comme le masque en cuivre d’un roi d’Akkad, sont tellement précieuses et célèbres qu’elles sont invendables : elles figurent dans tous les manuels d’histoire ou d’histoire de l’art !

Il y a tout de même eu quelques très bonnes surprises: le vase d’Uruk, datant du IVe millénaire et portant des reliefs qui représentent des cérémonies en l’honneur de la déesse Inanna, a été volé, puis rapporté au Musée. Certaines personnes, en voyant les pillages, ont pris chez elles des objets, puis les ont rendus quand la situation est devenue un peu plus calme.

- Dans ce contexte, quel avenir pour l'assyriologie ?

Nos collègues irakiens continuent à travailler avec acharnement. Ceux de Bagdad nous ont dit que, même pendant les bombardements, ils n’avaient presque jamais cessé de faire cours et que les étudiants étaient venus à l’université. Notre collègue de Mossoul, Ali al-Juboori, puisque tout avait été pillé dans son université, a écrit un dictionnaire akkadien-arabe, qui permettra aux générations futures d’avoir une approche directe de la langue akkadienne, sans commencer par les dictionnaires akkadien-allemand et akkadien-anglais, indispensables, mais pas très pratiques pour des débutants.

L’avenir, c’est à la jeunesse de le construire. De nombreux étudiants irakiens en archéologie et en histoire sont actuellement en formation en France et dans d’autres pays, renouant ainsi avec une tradition qui avait été interrompue sous Saddam Hussein. Ce sont eux qui, nous l’espérons, prendront les choses en main dans leur pays dans un avenir proche, et le mèneront à un bon niveau de recherche.

En Syrie, quelle que soit l’évolution politique, les contacts avec l’extérieur n’ont jamais été rompus. Les collaborations internationales avec le service des antiquités se passent bien. Dans ce cas aussi, nombreux sont les étudiants présents en France (et dans bien d’autres pays), qui vont rentrer chez eux avec un bon niveau de formation, en parlant et lisant plusieurs langues, en rapportant des livres… ce sont eux qui formeront les générations futures.

Enfin, les bouleversements technologiques de ces dernières années profitent à tout le monde ; avec une liaison internet, on dispose maintenant de nombreuses ressources en ligne : magnifiques photos de tablettes sur lesquelles on peut travailler, translittérations et traductions des textes avec possibilité de recherches automatiques, articles, livres… et parmi les livres, des dictionnaires (akkadien-anglais, sumérien-anglais) ! Tout cela est très utile pour nous, et plus encore pour des pays qui n’ont pas eu les moyens de constituer de vraies bibliothèques de recherche, qui coûtent très cher.

Merci à Brigitte Lion pour ses réponses et son amabilité.

Entretien réalisé par Katy Perisse et Anaïs Prieto.